Un édito des Echos assez parlant...
Michelin ou le rapport Draghi pour les nuls
Oubliez le rapport Draghi et ses quelque 400 pages, certes passionnantes, mais un peu arides. Pour tout comprendre du décrochage économique en cours de l'industrie européenne en général, et française en particulier, il suffit de se pencher sur les raisons qui ont conduit le groupe Michelin à décider de fermer deux de ses usines hexagonales .
Cet exercice nécessite d'abord de passer le cap de la caricature, qui voudrait que cette décision soit dictée par des considérations purement financières - la volonté de privilégier les actionnaires au détriment des salariés. Une thèse sans fondement, dès lors qu'elle vise un groupe pionnier du salaire décent, à la culture sociale affirmée.
Un gouffre s'est creusé
Une fois cet « effort » consenti, les chiffres parlent d'eux-mêmes. Et si ceux du Bibendum sont éloquents, c'est qu'ils reflètent la perte de compétitivité subie par le made in Europe depuis cinq ans. Chaque industrie a ses spécificités, mais le caractère hypercompétitif du marché du pneu et le poids de ses process industriels en font un bon baromètre des difficultés des usines européennes à rester dans le jeu économique mondial.
Un indicateur résume, à lui seul, l'ampleur du fossé en train de se creuser : les coûts de production. En septembre, Florent Menegaux, le président du groupe clermontois, en a détaillé l'évolution devant une commission parlementaire à l'Assemblée nationale. Si produire un pneu en Asie ne coûte pas plus cher à Michelin aujourd'hui qu'en 2019, a-t-il expliqué, la facture a en revanche enflé de 34 % aux Etats-Unis et de 43 % en Europe. Résultat les coûts de production européens sont désormais 20 % plus élevés qu'outre-Atlantique et surtout doubles de ceux du groupe en Asie. Un gouffre !
Trois tendances à l'oeuvre
Comment expliquer une telle dérive sur une période aussi courte sachant que les coûts d'accès à la matière première n'ont pas vraiment changé ? De nombreux facteurs pourraient être évoqués, comme la flambée des coûts de transport par exemple. Mais trois tendances lourdes s'avèrent déterminantes.
D'abord, l'effet du choc subi depuis 2022 sur les prix de l'énergie. Avec la disparition du gaz naturel russe et l'envolée des tarifs de l'électricité, les coûts énergétiques en Europe sont désormais le double de ceux constatés en Asie et aux Etats-Unis. Un surcoût difficilement encaissable pour les industries dans lesquelles la part de l'énergie dans le prix de revient est importante. Chez Michelin, elle représente 12 % du total et son montant a été multiplié par 2,3 en cinq ans.
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C'est ensuite le rythme de l'amélioration de la productivité qui finit par faire la différence. Selon une étude récente de Roland Berger, elle n'a crû que d'un quart en France ces trente dernières années, alors qu'elle a progressé d'un tiers en Allemagne et de moitié aux Etats-Unis. Même si tout le monde ne partait pas du même point, la performance des usines françaises en particulier s'en ressent forcément.
Le coût des normes
C'est enfin, même si on l'oublie souvent, le goût immodéré de l'Europe et de la France pour les normes imposées à ses champions, dont le coût est devenu significatif. Toujours devant les députés, Florent Menegaux en a donné une illustration éclairante. L'obligation de traçabilité du caoutchouc utilisé dans les pneus fabriqués par les groupes européens constitue une charge estimée à 200 millions d'euros pour Michelin, alors qu'aucun des pneumaticiens des pays émergents n'y est soumis.
A l'inverse, il aura fallu une dizaine d'années pour que l'Europe mette en place des normes anti-abrasion limitant les dépôts polluants laissés sur nos routes par les pneus de mauvaise qualité souvent issus de pays émergents. Et pendant ce temps-là, ces derniers ont pris des parts de marché aux acteurs locaux.
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Si l'on ajoute à cela les spécificités françaises qu'est le poids des prélèvements sociaux et fiscaux, le coup est quasi-imparable pour les usines hexagonales. Pour mémoire, les impôts de production chez nous sont deux fois plus élevés qu'en Allemagne. Même chose ou presque côté cotisations sociales. Selon le patron de Bibendum, le coût complet d'un salaire (charges patronales incluses) est à peu près équivalent pour une entreprise installée en Allemagne, au Canada ou en Thaïlande, autour de 115 à 120 pour un brut versé de 100, il est de 142 en France. Soit un surcoût de l'ordre de 20 % !
La fin du bouclier du haut de gamme
En fait, l'inflation globale des coûts supportés par les groupes présents en Europe est en train d'avoir raison du modèle qui prévaut depuis les débuts de la mondialisation de l'économie. A l'époque, les champions de l'industrie européenne ont fait le choix du haut de gamme et de l'innovation. C'est ainsi que Michelin est devenu le champion des pneus les plus performants .
Ce faisant, le groupe clermontois a pu maintenir une partie de son appareil de production en Europe et l'utiliser pour alimenter les marchés mondiaux. C'est ce « trade » qui est aujourd'hui remis en cause et que la politique protectionniste prônée par Donald Trump va ébranler encore un peu plus.
Pour sauver le made in Europe, un sursaut est nécessaire. La bonne nouvelle, c'est que le rapport Draghi propose des solutions et qu'elles sont synthétisées en une soixantaine de pages…
François Vidal
(Les Echos- 21.11.24)
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